(Colette Lequien avec le flûtiste Roger Bourdin et la harpiste Annie Challan)
Comment s’est déroulé votre apprentissage musical?
Mon père, passionné de musique, était médecin à Versailles et jouait du violon en amateur. Il avait été élève au Conservatoire de St Omer et à l’époque inspecté par Gabriel Fauré en personne. Lorsqu’il suivait ses études de médecine à Paris, il se privait parfois de dîner pour aller au concert, par exemple écouter les grands violonistes qu’il admirait comme Jacques Thibaud.
Suivant la tradition, on a voulu me faire commencer par le piano. Ma sœur Jacqueline, qui avait quatre ans de plus que moi était déjà une pianiste très douée et de plus d’une grande sagesse. Ce qui était loin d’être mon cas et j’étais plutôt réputée pour faire toutes les bêtises possibles…
J'ai donc pris des leçons de piano avec Elisabeth Brasseur. Mais je n’aimais pas du tout le piano. L’instrument me rebutait ! Un véritable cauchemar ! A tel point qu’un jour entendant la sonnette qui annonçait la leçon fatidique, j’ai pris le rasoir de mon père et je me suis ouvert un doigt pour éviter le supplice !
J’avais annoncé depuis longtemps mon désir de faire du violon. Mais mon père n’était pas convaincu jugeant que j’aimais trop m’amuser et que j’allais probablement vite abandonner ! Enfin à onze ans j’ai enfin pu débuter cet instrument avec Mr Roberval, professeur au Conservatoire de Versailles. Et ce fut une révélation, j’ai tout de suite adoré le violon ! Dès lors tout a parfaitement fonctionné au Conservatoire grâce aussi à mon père qui me faisait patiemment travailler le soir après ses consultations. Ma mère s’est également beaucoup occupée de moi pour le solfège quand j’étais dans la classe de Mme Massart (solfège spécialisé) au CNSM, rue de Madrid. Elle m’y accompagnait car je n’avais que onze ans et elle restait pendant toute la classe – A cette époque, les parents avaient le droit d'assister aux cours des professeurs.
Quand la rencontre avec l’alto s’est-elle produite?
Seulement lorsque j’ai eu mon prix de violon et là aussi grâce à mon père. Il aimait beaucoup l’alto et avait été très influencé par le fait que Marie-Thérèse Chailley avait eu son prix d’alto à 16 ans au Conservatoire, ce qui prouvait que les femmes pouvaient aussi briller sur un instrument surtout joué à l’époque par des hommes. J’ai donc été élève dans la classe d’alto d’André Jouvensal au Conservatoire de Versailles, puis je suis rentrée au CNSM de Paris en 1939 dans la classe de Maurice Vieux chez qui je suis restée trois ans jusqu’à mon premier prix en 1942. J’ai également travaillé avec Pierre Pasquier puis plus tard avec Gabriel Bouillon qui m’a beaucoup appris sur la technique de l’archet. En musique de chambre, j’étais chez Gabriel Grovlez puis Joseph Calvet. Je me souviens également d’un conseil du pianiste Armand Ferté. Il venait de m’entendre dans un quatuor à cordes où j’étais placée à l’extérieur, l’alto tourné vers les coulisses: « Mademoiselle, me dit-il, je devine que vous jouez surement très bien mais je ne vous ai pas entendue…. » A partir de ce moment là, j’ai pris conscience de ce que voulait dire un vrai son d’alto, ce fameux poids du bras droit !
C’est aussi dans ces années que j’ai rencontré l’instrument qui me convenait. C’est un alto italien du début du XIXe siècle de Santagiuliana , un luthier de Vicenza. C’est Maurice Vieux qui me l’a procuré. Il est assez petit (39,5) mais avec des éclisses très hautes. Il a été très abimé dans un accident d’autobus en 1942. J’étais catastrophée ! Le luthier André Dugad l’a magnifiquement restauré et finalement, il sonnait mieux après…
Comment a commencé votre carrière d’altiste ?
Par l’orchestre. Il m’a fallu rapidement gagner ma vie. Au début, J’habitais chez mes parents à Versailles et je rentrais tard le soir. Mais une nuit, j’ai failli me faire agresser ce qui m’a décidé à m’installer à Paris. J’ai commencé par les Concerts Pasdeloup (c’était la seule association à l’époque à accepter des femmes….), puis plus tard, je fus alto solo dans plusieurs formations, l’orchestre de Chambre Louis de Froment, l’orchestre de chambre Maurice Héwit, l’orchestre de chambre de la Radio, l’Orchestre de chambre Oubradous…. Pour gagner ma vie, J’ai joué aussi dans des brasseries (notamment à la Maxéville, boulevard Montmartre). Au programme, par exemple, la 9e symphonie de Beethoven avec piano conducteur et cinq ou six instrumentistes… Là, j’ai vraiment appris à déchiffrer…
C’est après que j’ai intégré plusieurs ensembles de musique de chambre, le Quatuor à cordes Sonia Lovis (1944-47) puis le quatuor féminin de Paris (1949-53).
Une histoire dramatique… En février 1947, nous devions partir avec l’orchestre Ars Rediviva (un orchestre féminin) pour une tournée au Portugal. Je devais prendre l’avion avec une partie de l’orchestre, mon siège était réservé. Mais ma robe n’était pas prête ! J’ai donc échangé au dernier moment ma place avec une violoniste, Monique Deshayes qui devait prendre un second avion quelques jours plus tard. Le voyage s’est achevé en tragédie. L’avion que j’aurais du prendre s’est écrasé près de Lisbonne et Sonia Lovis, ma chère et merveilleuse violoniste (20 ans !) et huit ou neuf membres de l’orchestre ont disparu dans l’accident
Vous avez longtemps été membre du quintette Marie-Claire Jamet ?
Oui et c’est une de mes plus belles expériences de chambriste avec Marie-Claire Jamet, à la harpe, Christian Lardé à la flûte, José Sanchez puis ensuite Hervé Le Floch au violon et Pierre Degenne au violoncelle. Cela a duré longtemps, presque une vingtaine d’années. L’ensemble avait pris la suite du quintette instrumental de Paris fondé par Pierre Jamet, le père de Marie-Claire. J’ai également beaucoup joué en formation flûte, alto et harpe avec Annie Challan et Roger Bourdin. Notre sonate de Debussy est l’un de mes meilleurs souvenirs discographiques avec les deux quatuors avec piano de Fauré enregistrés avec Raymond Gallois-Montbrun au violon, André Navarra au violoncelle et Jean Hubeau au piano. Nous avons obtenu le grand prix du disque et le prix de l’Association des amis de Gabriel Fauré en 1970. J’ai aussi fait du quatuor à cordes à l’improviste dans des salons d’amis avec Henryk Szeryng, Nathan Milstein, Isaac Stern et d’autres encore. Tout le monde déchiffrait. C’était génial !
Enfin, il ne faut pas oublier un tout autre domaine mais qui m’a largement fait vivre pendant vingt ans….Les séances d’enregistrements avec la variété et les musiques de films. Que de souvenirs avec Michel Legrand ou Georges Delerue. J’étais impressionné par la qualité et le grand professionnalisme de certains instrumentistes : les cuivres, les sax… Grâce à eux, j’ai appris ce qu’était vraiment « le rythme ».
(le Quintette Marie-Claire Jamet)
A quel moment avez-vous débuté l’enseignement ?
J’ai enseigné brièvement la musique de chambre au Conservatoire de Versailles puis à L’Ecole Normale. J’ai ensuite assuré l’intérim d’Etienne Ginot à la classe d’alto au CNSM, de Paris, puis je lui ai succédé en 1971 comme professeur d’alto.
A ce sujet, il faut que j’insiste sur le rôle essentiel qu’a joué Jean Hubeau dans ma carrière au Conservatoire. Je connaissais Jean Hubeau depuis longtemps déjà lorsque dans le milieu des années soixante, il me téléphona trois jours avant le concours des prix de sa classe de musique de chambre au Conservatoire. Il avait un problème avec un quatuor avec piano qui devait jouer au concours les Hasards de Florent Schmitt. L’altiste faisait son service militaire et avait été mis aux arrêts à trois jours de l’examen ! Impossible de convaincre les autorités de sa présence indispensable pour le concours de musique de chambre. Il se trouve que je connaissais très bien la pièce. J’ai donc tout annulé pour rendre service à Jean Hubeau et aussi aux trois élèves qui passaient leur prix (Ils l’ont d’ailleurs eu !). Le merveilleux Jean Hubeau m’en a été très reconnaissant et m’a demandé dès lors de le seconder à la classe régulièrement. Lorsqu’après 1968, le corps des assistants à été créé, j’ai été nommé officiellement à ce poste auprès de lui. Ensuite, lorsque je me suis présenté pour le poste de professeur d’alto, Jean Hubeau a fait campagne pour moi et je lui dois une bonne part de cette nomination.
J’ai donc enseigné l’alto au Conservatoire pendant 18 ans et j’ai été merveilleusement assisté par les altistes Pierre Cheval puis Pierre Franck sans oublier les pianistes accompagnateurs de ma classe, Danièle Bellik, Brigitte Vendôme et Damien Nedonchelle.
Qu’est ce qui vous paraissait le plus important de transmettre aux élèves?
La technique avant tout. On ne peut rien faire sans. Et tous les altistes n’arrivaient pas alors avec une technique aussi solide que maintenant. J’ai eu aussi la chance de rencontrer une femme qui m’a beaucoup aidé dans ce domaine : Madame Pecqueux (surnommée Bob mais de son nom de jeune fille, Marguerite Lutz). Je lui envoyais les jeunes qui avaient des problèmes. Sa grande spécialité était surtout le bras droit, l’archet.
Aujourd’hui on entend des altistes avec des techniques très brillantes, mais j’ai l’impression que l’on perd un peu parfois le vrai son d’alto. Pour moi, on joue un peu trop fin et distingué. On perd du grain de son. Si Maurice Vieux entendait certains altistes, il sursauterait.
Aujourd’hui vous êtes toujours très active au Conservatoire mais au niveau associatif. Avec beaucoup d’enthousiasme, je crois ?
Oui car je suis passionnée par cette seconde carrière si l’on peut dire. Je m’occupe depuis 1997 de l’Association des anciens élèves et élèves des CNSMD dont je suis secrétaire générale. Notre but est de permettre aux étudiants du CNSM de Paris de se produire en concert afin qu’ils puissent roder leur programmes dans les meilleurs conditions possibles et devant un véritable public. Les lieux sont divers: des endroits très prestigieux comme la Galerie Dorée de la Banque de France dont le gouverneur aime la musique et à qui nous ne proposons pas de simples rodages mais de véritables concerts avec l’élite du CNSM, puis des salons comme le salon Michelin, mais aussi certaines maisons de retraite. En tout près de 200 concerts par an. Cela nous permet de nous rendre compte à quel point le niveau des élèves du CNSM monte d’année en année. Pour tous ces concerts rodages, je suis très aidée par ma remarquable adjointe, Catherine Ledos et par notre vice-président Bernard de Crépy.
Jouez-vous encore de l’alto ?
Non, il arrive un moment où il faut laisser la place aux autres, plus jeunes. Il faut avoir le courage de s’arrêter, mais je ne vous cache pas que cela est très dur de ne plus jouer, la griserie de la scène, du public.. Finalement, la musique c’est une passion et je suis heureuse que le nom de Lequien reste toujours associé à l’alto grâce à Isabelle, ma nièce, qui aujourd’hui enseigne au CRR de Boulogne et au CNSMDP comme assistante de Gérard Caussé.
(La classe d'alto de Colette Lequien au CNSM de Paris en 1983-84)
Propos recueillis par Frédéric Lainé en mars 2012.